Derrière le texte
Au fond, qu’importe le support, pourvu qu’on ait le texte ?
Sous mes yeux, j’ai le texte en format DOCX et XML. Je relève quelques mots-clés, les traduits en ligne en anglais et en espagnol. Pour être diffusé sur ces aires linguistiques, mieux vaut être bien référencé. Les images seront trop lourdes pour la bande passante du site : je les convertis en png basse résolution, les intègre dans le corps du texte – en XML, il suffit d’un bout de code pour différencier une image d’un chemin d’accès vers le fichier. Enfin j’envoie le dossier compressé sur la plateforme Lodel, traque d’un regard les erreurs, et passe au prochain chapitre.
J’imagine un instant l’auteur me demander où en est son livre. Je ne connais pas sa voix ni son visage, seulement son mail. Je lui enverrais un lien, pour qu’il en ait un aperçu sur Open Edition, aisément lisible sur l’écran : les paragraphes bien structurés font des articles – les articles s’enchaînent en un ouvrage collectif – le nom de l’auteur est accompagné de liens vers ses autres articles, et les images d’une légende. Si je fais bien mon travail, l’auteur ne regardera que le texte, sans imaginer ce qui se trouve derrière.
Au fond, qu’importe le support, pourvu qu’on ait le texte ? L’édition c’est la relation avec l’auteur, c’est la littérature et les idées – les « œuvres de l’esprit ».
En réalité, mon métier concerne moins le texte que le support. Je ne suis pas éditeur mais éditorialiste, comme l’explique le chercheur Marcello Vitali-Rosati. Ce n’est pas un métier de support à mes yeux, plutôt un métier fondamental : je ne m’occupe pas du texte, mais c’est par mon travail que l’on pourra lire ce livre en ligne.
Les logiciels sont partout, dans le moindre procédé automatisé. Autant dire qu’ils imprègnent tous les aspects des métiers de l’édition, Photoshop et InDesign n’étant que les exemples les plus visibles.
Omniprésents, ils dépassent pourtant notre entendement : « alors que nous sommes en permanence en train d’interagir avec eux […] « les logiciels », en tant que catégorie théorique à part entière restent ignorés de la plupart des universitaires, artistes et professionnels de la culture », disait Lev Manovich, artiste, chercheur et informaticien.
Les réponses sont ailleurs, dans d’autres disciplines, comme le design ou l’architecture. Dans un article pour la revue Multitudes, le chercheur Anthony Masure relève un certain nombre de « contre-emplois » des logiciels de CAO et PAO. L’exemple de l’architecte Frank Gehry est édifiant. Celui-ci se méfie du bâtiment qui « conserve l’empreinte du logiciel » (ce qu’il surnomme « un bâtiment RHINO ») : pour que le programme n’influe pas sur sa pratique architecturale, il organisa au sein de son agence le « développement de logiciels « sur mesure » ».
C’est vrai, les alternatives sont rares au niveau logiciel. Les logiciels de PAO sont rapides, simples d’utilisation et facilitent grandement le travail. On peut leur reprocher d’être développés par un petit groupe d’entreprises américaines, de n’être accessibles que sur abonnement et de cacher leur fonctionnement… Difficile d’imaginer InDesign remplacé par Scribus.
Mais au niveau structurel, nous avons tout à gagner en développant nos propres solutions. Les plateformes Cairn et OpenEdition sont nées de l’association de plusieurs éditeurs ou institutions. Grâce à elles, les membres d’universités partenaires peuvent accéder à la majorité des livres et revues hébergées. La revue Back Office, codirigée par Anthony Masure, est disponible gratuitement en ligne (seul le dernier numéro étant payant). Même quand l’édition physique est épuisée, les articles restent aisément accessibles en ligne.
Arrêtons de limiter les questions d’édition numérique à l’ePub, au débat entre livre papier et numérique, à la mort du livre et à la pieuvre Amazon.
L’édition change. C’est à nous de comprendre nos logiciels, jusque dans leur fonctionnement. D’utiliser ces outils de manière plus critique. D’acquérir le savoir-faire technique, pour maîtriser le balisage et les métadonnées. De trouver d’autres modèles économiques, d’autres modes de diffusion, une autre utilité au numérique – sans renoncer au livre et au texte.
Sources
→ MANOVICH Lev, « Logiciels culturels », Back Office, 2017 (n° 1)
→ MASURE Anthony, « Copier/Varier. Standards, critiques, et contre-emplois des logiciels de création », Multitudes, 2021/1 (n° 82), p. 93-100