La légitimité du concept art : « Imaginaires du jeu vidéo » de Marine Macq
A quoi sert le concept art de jeu vidéo ? Peut-on le considérer comme une production artistique à part entière ? La publication de artbooks suffit-elle pour en rendre compte ? Voilà quelques-unes des questions que j’aimerais soulever, suite à la publication du livre de Marine Macq, Imaginaires du jeu vidéo : Les concept artists français.
« En 2015, le jeu vidéo n’était pas vraiment reconnu comme une forme d’expression artistique par le département Histoire de l’art de mon Université. J’ai donc décidé de poursuivre mes recherches, mais en dehors du cadre universitaire. »
Marine Macq (interview avec Julien Djoubri pour le site Geek Art)
Marine Macq mène des recherches indépendantes sur « l’histoire du concept art », qui l’amènent à fonder en 2017 Pixel Life Stories, une galerie d’art dédiée au jeu vidéo. Pendant le confinement de 2020, elle lance le projet d’un ouvrage collectif sur le concept art, pour répondre à une question : « comment est-ce qu’un concept artist travaille en studio pour donner du corps à son intention créative, depuis ses planches à dessin jusqu’au moteur de jeu ? ». Publié en novembre 2021 sous le nom Imaginaires du jeu vidéo. Les concept artists français, l’ouvrage est coédité par Le Cercle d’art, éditeur de beaux-livres, et par Third Editions, plus orienté pop culture et jeu vidéo.
La première partie permet de définir le concept art (p. 10-29), de dresser un panorama des « grandes spécialisations dans le jeu vidéo » (p. 30-83) puis nous mène à travers la conception d’un jeu pour en comprendre les « étapes de design » (p. 84-109). La seconde partie présente dix studios français (p. 110-377), en donnant la parole aux professionnels du jeu vidéo. Dans son ensemble, la fonction de l’ouvrage est double. Grâce au concours de studios français – comme Dontnod (Life Is Strange) et Asobo Studios (A Plague Tale) – et par son format de beau-livre, il met en valeur de nombreuses illustrations de concept arts (ce qui n’est pas sans rappeler le genre du artbook). Mais grâce à ses nombreux entretiens et son écriture collective, il donne « un premier recul critique » sur le travail et la démarche des concept artists. Pourtant, ce livre d’art se distingue des publications existantes, notamment parce qu’il confère au concept art une autonomie artistique et une légitimité théorique.
Le concept art dans son contexte
Marine Macq a régulièrement mis en lumière le travail des concept artists, à travers ses recherches et ses activités de chroniqueuse et galeriste. Elle décrit ainsi leur rôle :
« Ce dernier intervient dès la phase de préproduction d’une œuvre […] et accompagne un studio dans la formalisation graphique de ses idées afin qu’elles se déploient à l’écran dans toute leur force expressive ! […] Guidé par un directeur artistique il a en effet pour mission essentielle de poser les fondations conceptuelles d’une œuvre, via la construction de représentations graphiques très particulières, les fameux concept arts. »
Marine Macq (présentation de l’exposition « Lumi Imaginare », vidéo Youtube sur la chaîne GAMMA)
Le concept artist doit avoir une vision totale de l’œuvre attendue. Pour compléter cette définition, citons Tyler James (l’un des concept artists de Warcraft, Warhammer et Star Wars). Selon lui, « le concept art bénéficie souvent de connaissances tangentielles comme le design industriel, le stylisme et les sciences ». De même, selon David Alvarez (concept artist de la franchise Assassin’s Creed), le concept artist doit « prendre en compte les contraintes du gameplay dans ses dessins ». Il peut par exemple « donner des indications ou faire des gros plans pour montrer […] ce qui est caché par la perspective ou le cadrage », et ainsi « faciliter la tâche de l’artiste 3D », « clarifier les choses et éviter des allers-retours ». Typiquement, le concept artist travaille sous l’égide du directeur artistique : son travail s’inscrit dans la création d’une œuvre plus large.
Quelle légitimité du concept art ?
Dès lors, on peut s’interroger : le concept art est-il un document ou une œuvre d’art ? En effet, si l’on considère que le concept art dépend du jeu vidéo dont il fait l’ébauche, alors il n’a pas de statut autonome.
« Parce qu’il s’agit de documents de travail, c’est-à-dire de documents réservés aux équipes internes d’une production, les concepts arts sont rarement présentés au public, sinon au travers de artbooks, et restent plutôt confinés au sein des studios. »
Marine Macq (présentation de l’exposition « Lumi Imaginare », op. cit.)
A cet égard, le cas du artbook est intéressant. Ce genre éditorial bénéficie d’une grande visibilité, comme en attestent les ventes de livres pendant la période de Noël. Les artbooks donnent au concept art une certaine légitimité, en mettant en avant ses qualités graphiques et son originalité. Mais il ne faut pas oublier que ces publications sont rarement autonomes. Ce sont le plus souvent des produits dérivés, chaque livre étant attaché à une franchise ou un titre spécifique : la légitimité du concept art reste timide.
En réalité, la publication des concept arts est intégrée la logique de production et de promotion du jeu vidéo. Parce que le studio en conserve la propriété intellectuelle, le concept art reste un document de production, sinon un outil de promotion ou un produit dérivé. Il lui manque la reconnaissance pour être une production autonome.
« J’ai réalisé récemment des concept arts de véhicules pour un jeu qui sort dans quelques années. En attendant de pouvoir les publier, j’ai dessiné d’autres véhicules pour mon portfolio personnel. »
David Alvarez (interview pour le CNC)
N° | Titre | Editeur | Date de sortie |
1 | World of Warcraft : A la découverte d’Azeroth : Norfendre | Panini Comics (Panini) | 04/01/2023 |
2 | Genshin Impact : Artbook officiel (v. 1) | Mana Books (AC Media) | 06/10/2022 |
3 | Final Fantasy VII Remake : Ultimania | Mana Books (AC Media) | 03/11/2022 |
4 | The Legend of Zelda : Hyrule Historia | Soleil (Delcourt) | 04/12/2013 |
5 | The Legend of Zelda, Breath of the Wild : La création d’un prodige | Soleil (Delcourt) | 25/11/2020 |
… | |||
17 | Imaginaire du jeu vidéo : Les concepts artists français | Ed. Cercle d’art (Horométrie SA) / Third Editions | 18/11/2021 |
L’ouverture d’un nouveau segment
La principale spécificité des Imaginaires du jeu vidéo, c’est d’étudier le concept art de façon transversale. Si Marine Macq ne s’est pas attachée pas à un jeu, une franchise, c’est parce qu’elle a dépassé la question de la propriété intellectuelle, en particulier des « droits à l’image ». Pour ce faire, elle a choisi d’écrire « à l’envers », c’est-à-dire d’obtenir « les autorisations de chacun des studios et leurs éditeurs avant de [se] lancer dans la création de contenu ». L’ouvrage agrège ainsi le témoignage de nombreux professionnels, sans se limiter à un studio spécifique. Ainsi, « chaque œuvre est accompagnée par une petite analyse de la direction artistique », permettant d’« expliquer les besoins de production et les inspirations visuelles propres à chacune ». Par ce biais, le livre montre la singularité esthétique et les méthodes des concept artists.
D’après moi, la publication des Imaginaires correspond à un développement culturel du jeu vidéo, qui se reflète dans l’édition. Le projet est rendu possible par un partenariat entre Third Edition, spécialisée dans le jeu vidéo et la pop-culture, et l’éditeur de beau-livre Le Cercle d’Art. En alliant leurs compétences, ils coéditent un véritable livre d’art sur le jeu vidéo, également disponible dans une luxueuse édition limitée « First Print ». Cette publication permet également d’« élargir [leur] lectorat » car, comme l’explique Marine Macq, « le jeu vidéo [leur] faisait de l’œil et ils recherchaient un auteur pour les accompagner sur un projet d’écriture ».
Conclusion
Les Imaginaires du jeu vidéo est un livre d’art mettant en lumière le travail des concept artists et leur donnant un espace pour témoigner de leur pratique. Contrairement aux artbooks, liés le plus souvent à un jeu, un univers fictionnel ou un studio, cet ouvrage s’intéresse aux concept arts en tant qu’œuvres autonomes. Pour autant, il n’occulte pas la place du concept art dans la production du jeu vidéo (en tant que document permettant la collaboration d’une équipe), ni les logiques régissant leur conception (en tant qu’esquisse d’un espace ludique praticable par le joueur). Les Imaginaires s’attache à une forme artistique nouvelle et correspond à l’ouverture d’un segment culturel plus large autour du jeu vidéo.
Il y a beaucoup à espérer de la prochaine publication de Marine Macq, éditée par Pix’n Love, qui devrait être annoncée à la fin du mois de février 2023 !
Sources
→ « Meilleures ventes : Livres informatique », Fnac [en ligne]. Consulté le 04/01/2023.
→ « Le concept art, ou comment « imager une idée » », CNC, publié le 02/08/2022 [en ligne]. Consulté le 25/12/2022.
→ DJOUBRI Julien, « Interview : Imaginaire du Jeu vidéo avec Marine Macq… », Geek Art, publié le 24/12/2021 [en ligne]. Consulté le 24/12/2022.
→ JOUSSELIN Jeanne, « Marine Macq : « Je veux replacer le jeu vidéo dans l’Histoire de l’art avec un grand H » », Artistik Rezo, publié le 05/02/2022 [en ligne]. Consulté le 25/12/2022.
→ MACQ Marine, « Exposition « Lumi Imaginare » : Concept art et jeux vidéo », GAMMA (Youtube), publié le 19/10/2021 [en ligne]. Consulté le 24/12/2022.
→ STEFYN Nadia, « What it’s like to be a concept artist: Interview with Tyler James », CG Spectrum, publié le 13/02/2020 [en ligne]. Consulté le 25/12/2022.