Le Promeneur charmé
Chaque impression devenait merveilleuse en se superposant à ses pensées. L’odeur des aiguilles sèches sous ses pas, le tremblement des feuilles dans le vent, les lignes bleues scindant la canopée. Sa solitude était plus agréable au cœur de la forêt.
Dans l’ombre douce des arbres alignés, le sentier était devenu une allée droite, filant vers la route dont il entendait déjà la circulation vrombissante. Au croisement, tout au bout de l’allée, il vit alors une femme en rouge.
Il la discernait mieux à mesure qu’il s’en approchait. Son parfum puissant et fruité, sa robe de similicuir rouge scintillant au soleil, avaient quelque chose de grisant. Elle le voyait venir, assise sur une barrière qui coupait son chemin.
— Bonjour, dit-elle.
Il enjamba la barrière sans un mot. Sous le parfum, elle avait une odeur chaude et sale de sueur qui le répugnait. Un sac en plastique blanc était noué, bien en évidence, à une branche proche. Il savait ce qu’elle faisait ici. Le regard de la femme le suivait encore quand il traversa.
A l’ombre d’un pin, qui prenait racines dans les failles d’un bloc de grès, Paul attendait la fin de l’heure chaude. L’eau encore fraîche dans sa gorge l’avait apaisé, comme le goût sucré de la résine poisseuse sur ses doigts, et les motifs en camaïeu rouille de l’écorce contre sa peau, mais il était ailleurs.
C’est alors qu’il l’aperçut en contrebas. Les pieds nus, elle gravissait le sentier de sable. Le soleil l’éclairait par tâches à travers la canopée, la cachant et la révélant tour à tour. Il la salua quand elle se fut approchée. Comme elle ne réagissait pas, il sauta de son promontoire, lourd et sans grâce dans ses chaussures délacées, et lui barra le chemin.
— Salut, lança-t-il.
Sans paraître le voir, elle s’écarta du sentier et continua entre les fougères, dressées à mi-hauteur dans le sous-bois.
— Où tu vas ?
Il l’avait demandé brusquement, la retenant par le bras, ça ne lui ressemblait pas.
— Chez moi, dit-elle en lui faisant face.
Elle jaugea le randonneur : il ne tenait pas son regard, mais il observait furtivement son corps, avec un désir timide ou honteux. Il n’osait plus rien dire, mais il voulait aller plus loin. Elle ne devrait pas avoir de mal avec celui-là.
— Ce n’est pas loin. Viens avec moi.
Le soleil couchant brillait à travers la futaie. Ils ne s’étaient dit que leurs noms : il s’appelait Paul, elle s’appelait Faye. Lui aussi s’était mis pieds nus, au contact du sable frais et des ronces basses, et il la suivait.
Au cours de la marche, il lui arriva de se demander ce qu’il faisait avec elle, comment il allait rentrer chez lui. Mais à chaque fois, il n’avait qu’à laisser ses doutes s’estomper et ressentir le parfum de Faye qui se déployait doucement. C’était d’abord une pointe entêtante, une odeur de fruit rouge qu’il ne connaissait pas. Venait ensuite un fond végétal, une alliance d’herbes et de plantes aromatiques, qui lui évoquait confusément les odeurs de la forêt. Il n’y avait plus qu’elle et son parfum. Il le sentait et se vit par instants la prendre par les cheveux, renifler partout son odeur, l’attirer contre un arbre ou à même la terre, la sentir se serrer contre lui, la poitrine nue et la peau prise d’un frisson.
Il surprit les derniers rougeoiements du ciel, traçant la ligne de crête d’une colline. La piste s’en écartait pour contourner le relief. Faye le prit par la main et ils avancèrent dans le sous-bois, serpentant dans l’ombre entre les arbres et les roches. Elle le guidait par intuition, se repérant à la texture d’une écorce, au signe gravé dans un tronc, à l’étoffe attachée à une branche. Quand Paul se perdait, le visage de Faye lui apparaissait par magie, forme pâle et silencieuse dans le coin de son œil.
Ils arrivèrent à une porte ronde, presque indistincte dans le flanc de la colline. Faye l’ouvrit et se glissa dans l’ombre de sa tanière. De nouveau seul, Paul sentit la nuit s’amplifier tout à coup. Les moucherons dans ses oreilles, le vent agitant les feuilles autour, les grillons proches et distants, le grincement des arbres penchés vers lui. Ses sensations lui avaient échappé et revinrent comme une vague : il n’avait rien à faire là. La piste n’était pas loin, il n’avait qu’à partir.
Alors la lumière le pétrifia. L’espace menant à la porte de la tanière s’était éclairé, rehaussé par les poussières et les insectes qui le traversaient. Faye apparut dans l’embrasure et lui fit signe.
Lorsqu’il entra, les fougères tapissant le sol et les racines pendant du plafond le chatouillèrent. La tanière était assez grande pour se tenir debout et tourner en rond. Au centre, Faye essayait d’allumer une touffe d’herbes sèches. Une petite lampe à piles éclairait ses traits, enjolivant son visage, puis projetant une forme noire et mouvante au-dessus.
— Je suis bientôt à toi, dit-elle.
Paul longea les parois de terre. Sur des meubles récupérés s’entassaient herbes, feuilles, mousses, champignons, racines, fragments d’écorces et insectes. Des odeurs et arômes lui venaient en désordre, auxquels s’ajoutaient des effluves d’humus et de moisissure. Il trouva bien quelques boîtes de conserves, ustensiles rayés, sacs plastiques et vêtements empilés, mais les objets étaient cachés dans ce fouillis.
Paul remarqua un sac empli de baies rouges. Par curiosité, il en prit une et la sentit. L’odeur était plutôt acidulée, proche de la mûre ou du sureau, et familière.
— Ne la mange pas, dit-elle en l’ayant vu faire.
— C’est quoi ?
— Les fruits du redoul. Je les ai trouvés là où il fait chaud.
Faye le rejoignit, tandis qu’une fumée pâle s’échappait enfin des herbes sèches.
— C’est toi qui as tout récolté ? demanda-t-il.
— Bien sûr ! Je vais te montrer.
Thym sauvage, fausses morilles, soie d’araignée, pissenlits, salive de tiques : elle mettait un nom sur chaque ingrédient, mais il perdait le fil. En la sentant si proche, enivré par son parfum, il devenait fébrile. Une chaleur se répandait dans son corps, l’air se faisait épais et opaque jusqu’à lui piquer les yeux.
Elle s’arrêta et lui fit face.
— On fait quoi ?
— Je sais pas, hésita-t-il. J’ai pas grand chose…
— Pas grave. Tu paieras, d’une manière ou d’une autre.
D’un seul coup, la lumière se mit à scintiller et sa tête à tourner. Paul perdait l’équilibre, il manqua de trébucher et attrapa le bras de Faye.
— Et t’es même pas bourré, pouffait-elle.
Elle l’allongea dans le lit. Le nylon du sac de couchage qui le couvrait était gras et sale au toucher. Un instant après, elle était nue. Sans sa robe, son corps paraissait plus fin, élancé, anguleux. Sur la pointe des pieds, elle s’étirait dans un long souffle, les bras tendus derrière la tête et le torse arqué. Les côtes se tendaient sous les seins, les hanches s’inclinaient vers la vulve et son odeur en émergeait, plus puissante que jamais.
Paul se jeta hors du lit et voulut la prendre, tout de suite. Elle avait déjà reculé il tomba au sol, sans équilibre. Faye ne put se retenir et éclata d’un rire aigu et moqueur.
— C’est pas pour te vexer, fit-elle après s’être calmée.
Elle le rallongea, puis s’assit à califourchon sur son bassin. Elle emmêla leurs doigts et, guidant ses mains, caressa ses hanches, son ventre, ses seins, son visage. Le souffle haletant, il restait médusé.
Quand elle leva leurs mains en l’air, elle eut un grand sourire. Il crut voir de la tendresse dans ce sourire méchant. Alors, d’un tournemain, elle lui vola ses doigts.
Il resta imbécile devant ses mains. Il n’avait plus que deux paumes, qu’il pliait et gesticulait sans comprendre. Elle tenait ses doigts en main comme des brindilles.
— Si tu voyais ta tête !
Il voulut se redresser, mais Faye bondit en avant et le renversa. D’une main, elle lui plaqua la tête et, de l’autre, lui prit sa langue.
Elle prit la fuite tandis qu’il se relevait avec peine. Il n’arrivait qu’à gargariser et pousser un râle, quand il aurait voulu hurler. Paul la poursuivit, mais le voyant tituber vers elle, Faye gloussait en agitant sa langue, en l’évitant d’un bond chaque fois qu’il s’approchait. Dans l’air opaque et étouffant, il se sentait amolli, ses jambes engourdies avaient du mal à le porter.
Faye s’était lassée de son jeu. Tenant la langue entre ses mains, elle la déchiqueta en quelques bouchées. Alors quelque chose se produisit en elle. Ses os se déplaçaient sous la peau, les doigts se firent griffus, les mains s’allongèrent, devenant longs comme les avant-bras. Son visage changeait aussi et les yeux s’écartaient de plus en plus.
Il fuyait, courant droit devant lui, foulant les fougères et les buissons. Il cherchait au passage un sentier, une balise ou un repère sur un arbre, mais il n’y avait rien dans le noir.
Lorsqu’il reprit son souffle, appuyé contre un arbre, ses pensées se firent plus claires. Il était arrivé sur un plateau rocheux. La lune en éclairait le sol sombre et accidenté d’une faible lumière grise, le chant des grillons résonnait aux alentours, depuis les arbres éparpillés. Sa peau lui faisait mal, il s’était éraflé le visage et les bras dans sa course. Après avoir essuyé le sang qui perlait, il contempla ses paumes maculées et mutilées.
Le ciel se couvrait, l’air devenait lourd. Il allait bientôt pleuvoir. Dans la lueur déclinante, la nuit se fit trompeuse. Paul distingua une forme pâle dans le noir et resta figé : c’était son visage, pas de doute. Depuis combien de temps le fixait-elle ? Un instant après il retrouvait son calme, ce n’était qu’une écorce blanche. Puis les grillons devinrent silencieux, lorsqu’une bourrasque agita les arbres et gonfla les frondaisons, faisant frémir les feuilles et crisser les branches.
— Paul ?
Il glapit en voyant Faye, suspendue au-dessus. Une noirceur terrifiante l’enveloppa tout à coup. D’un seul mouvement, elle lui avait tiré les yeux. Il heurtait les troncs et les branches, sans savoir où aller. En palpant son visage, entre sourcils et joues, il ne trouvait que de la peau sous ses paumes.
— Paul ?
Elle venait susurrer à son oreille. Quand il voulut la repousser, elle n’était plus là. Il lui sembla même l’entendre glousser à l’écart, elle l’avait bien eu ! Elle allait bien rire, quand il serait sourd et sans oreilles, quand il se trainerait au sol sans ses pieds, quand elle boufferait son sexe et ses entrailles et qu’il gémirait sans force.
Soudain, il sentit le sol céder et glissa. Il s’écrasa plus bas, le souffle coupé. Sa cheville s’était tordue, la douleur arriva d’un coup et devenait de pire en pire. Mais il se mordit le poignet, refusant de pleurer ou crier pour ne pas l’attirer.
Doucement, la douleur se retira, puis lui passa au travers. Paul sentait contre lui des parois de grès, dures et froides, et dessous le sable qui grinçait. Il était tombé dans une faille. Il percevait la pluie dehors, au son mat des gouttes touchant le sol. Le vent soufflait dans la faille et lui en apportait l’odeur fraiche et terreuse, si particulière.
Par une intuition fugace, il releva une odeur fruitée, en même temps qu’un bruit sourd, celui d’une masse sous la pluie. Il se jeta contre le vent et vers le bruit. Faye parut surprise, il sentit son souffle quand elle l’esquiva de justesse.
Depuis une hauteur, il entendit sa voix, couverte par l’éclat de la pluie :
— Comme tu es attentif ! Je veux bien te laisser la tête, mais rien que la tête.
Silencieux, il s’éloigna en claudiquant. La douleur était difficile à supporter, mais il devait continuer, elle n’était pas loin. Il n’avait pu que l’effleurer, mais n’arrivait pas à comprendre ce qu’il avait touché. La peau de Faye était changée, trop lisse et rigide.
La faille débouchait sur une plaine de terre caillouteuse. Paul avançait dans une végétation dense, entre de grandes fougères, plus hautes que lui. La pluie en frappait discrètement les feuilles et le vent soufflait plus calmement, n’agitant que de rares arbustes. Ce devait être une clairière.
— Paul ?
L’appel était proche, à peine assourdi par la distance.
En se baissant, il disparut au sein des fougères et resta attentif un moment, les paumes contre la terre. De légers bruissements dans les herbes hautes accompagnaient de brèves secousses dans le sol. Elle approchait par bonds, pour le prendre par surprise. Elle était presque sur lui. Serrant une pierre au sol, il se redressa brutalement et l’abattit sur Faye.
Elle s’effondra en grognant à ses pieds. Il allait encore frapper mais retint son geste. Laissant la pierre au sol, il palpa son corps à tâtons. Une peau de chitine, dure comme une carapace, pourtant souple et légèrement visqueuse. Des membranes en éventail, des ailes fines et fragiles. De longues jambes de sauterelle, des bras repliés de mante religieuse. Et son visage humain, monté sur la tête comme un masque.